Plusieurs experts semblent regretter qu’on ait fait passer dans le langage courant les termes de « mondes virtuels » ou de « biens virtuels ». Par exemple, Jean-Marie Louche a récemment formulé sur Twitter le souhait de changer la désignation des « mondes virtuels ». Certains proposent même de remplacer l’adjectif « virtuel » par celui de « numérique », qui serait moins effrayant et plus facile à relayer. Frédéric Cavazza a exprimé ce point de vue dans un billet intitulé « Ne parlons plus d’objets virtuels mais d’objets numériques ».
Je suis d’un avis différent. Le terme de « numérique » se réfère à une information quantifiée et échantillonnée, et cette vision quantitative des choses ne restitue pas, à mon sens, la nature même de la virtualité, perçue à la fois comme un double de la réalité et comme une extension de celle-ci. Les mondes virtuels et les biens virtuels constituent des « simulations » du réel et, de ce point de vue, le terme de « virtuel » me semble tout à fait approprié. La réalité virtuelle est une virtualité réalisée, et peu m’importe, au fond, que celle-ci se manifeste sous forme numérique.
Je comprend que le terme de « virtuel » soit un peu perturbant, au point qu’on essaie, sans doute dans un but pédagogique, de comparer les objets virtuels à des fichiers audio ou vidéo, ou même à des prestations de service (restaurant, voyage, etc.), ce qui permet de mettre en évidence leur caractère immatériel tout en leur assurant une réalité certaine et, par la même occasion, une certaine valeur. Mais, à mon avis, cette analogie est trompeuse car les objets virtuels sont d’abord et avant tout comparables à des objets réels, dont ils possèdent pratiquement toutes les caractéristiques, à l’exception de la matérialité physique, ce qui va bien au-delà d’une valeur d’usage. Les objets virtuels « simulent » des objets réels ou, parfois, des objets « magiques ». Ils en ont la forme et la fonction, et certains sont même des objets de collection.
Par exemple, dans Entropia Universe, des objets en édition spéciale (armes, armures, etc.) ont été disponibles uniquement pendant la période du Second Age d’Or qui s’est déroulée d’août à décembre 2009 suite à l’introduction de la version 10 et du moteur CryENGINE2. Ces objets sont un peu différents des objets « habituels » et bien sûr beaucoup plus rares, ce qui augmente sensiblement leur valeur d’échange. Dans le monde virtuel de Second Life, où chaque créateur peut théoriquement dupliquer ses propres réalisations à l’infini, le succès des « séries limitées » s’est particulièrement développé dans le domaine de la vie artificielle. Il ne faut pas trop s’en étonner : un animal réel est unique, un animal virtuel l’est potentiellement aussi, et les exemplaires rares aux caractéristiques particulières sont recherchés. C’est donc tout naturellement que des « variétés spéciales » d’animaux virtuels ont vu le jour. Nous avons par exemple les lapins extra-terrestres d’Ozimals vendus au profit de yele.org, les lapins HunnyBunny en édition limitée à 100 exemplaires pour la Saint-Valentin, les spécimens rares de tortues Petable qui apparaissent seulement lors certaines fêtes (Halloween, Noël,…), etc.
Par ailleurs, des biens virtuels peuvent être acquis au titre d’investissement et/ou de spéculation, et en cela ils ne diffèrent pas beaucoup de biens réels tels que des investissements immobiliers ou des titres de Bourse. L’acquisition récente, par l’avatar Buzz Erik Lightyear, de la station spatiale virtuelle Crystal Palace dans Entropia Universe au prix de 330.000 USD constitue un réel investissement dont le rendement devrait être d’environ 30% par an, rendement provenant pour l’essentiel des taxes perçues sur les butins de chasse.
D’un autre côté, le seul œuf d’Atrox connu à ce jour dans Entropia Universe et acheté par Zachurm Deathifier Emegen pour près de 70.000 USD est plutôt à ranger dans la catégorie des acquisitions spéculatives, mais il ne s’agit sans doute pas d’une spéculation tout à fait hasardeuse car MindArk, qui est le créateur de cet œuf mystérieux, va se trouver contraint d’en définir le contenu en fonction de son prix de vente, et donc de le convertir en quelque chose de grande valeur au risque de se décrédibiliser s’il ne le fait pas.
Sur ces différents exemples, on voit que la réalité virtuelle se transforme progressivement en une réalité simulée, et il me semblerait donc réducteur de vouloir la ranger dans la catégorie des simples « accessoires numériques ». A la limite, on pourra appeler les mondes virtuels des mondes simulés. Dans sa forme la plus aboutie, une réalité simulée serait impossible à distinguer d’une « vraie » réalité. L’hypothèse de la simulation exprime même la possibilité que ce que nous percevons comme étant notre « vraie » réalité soit en fait une réalité simulée. N’ayons donc pas peur de la virtualité. Si la réalité est une illusion, pour la virtualité c’est moins sûr 🙂